Terra Mystica: le jeu de l'année ?
Ceci ne reflète pas l'avis de Ludigaume mais uniquement celui de son auteur.
"De plus en plus, la première année de la carrière d’un jeu s’avère décisive. Alors que beaucoup ont une durée de vie qui ne dépasse pas ce cap, Terra Mystica a réalisé des débuts parfaits qui ont permit de l’installer durablement. Mais pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Faut-il déduire de son succès critique et public qu’il est un jeu innovant ou est-il seulement un produit très opportuniste qui a su analyser les goûts du public et se placer exactement là où il fallait ?"
Ainsi commençait un papier qui, compte tenu d'un dossier épais et d'une priorité laissée au discours de l'auteur, n'a pas trouvé sa place dans un prochain numéro de Plato (62, décembre) où nous consacrons un dossier à Terra Mystica. Cette allusion n'est pas uniquement publicitaire. D'abord, cela me permet de préciser que, contrairement à l'article précédent, la "chute" présentée ici n'est pas initialement conçue pour le web mais transposée sans transformation depuis le papier et, d'autre part, qu'elle a bénéficié de l'apport de Hélène Graveleau et Benjamin Bord.

« Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?! » Peu l’avoueront aujourd’hui, mais il y a un an environ, lors de la période de décryptage qui suivait le salon d’Essen 2012, la vision des photos lointaines de Terra Mystica avait provoqué de vives réactions. Le jeu, même si nous apprenions qu’il était placé sous le patronage de Uwe Rosenberg (Agricola), semblait venir de nulle part (auteurs semi-confidentiels; éditeur inconnu au bataillon; pas de campagne Kickstarter). Il s’est pourtant rapidement placé très haut dans les deux classements qui traditionnellement animent le salon: Geekbuzz, et surtout Fairplay. Quoiqu’on en pense dans le fond, ces sélections sont très écoutées et, au final, souvent significatives. Il n’y a qu’à considérer les voisins de Terra Mystica dans le classement (Tzolk'in; Keyflower, etc) et leur carrière ultérieure pour s’en convaincre. Bien sûr, que cela donne une vision très partielle du marché, centrée sur un type de jeu donné; évidemment qu'une fois sur deux ils se plantent (je serais très curieux de voir ce que va donner à terme le jeu de plis UGO, l'intrus de cette année); néanmoins, le Fairplay a souvent une bonne valeur prédictive. Fermons la parenthèse. La vente rapide de tous les exemplaires, puis la signature chez ZMan/Filosofia garante d'une large distribution, ont concouru à alimenter le fantasme: tout cela pouvait à la fois être le signe d’un chef d’œuvre ou bien d’un nième feu de paille.
Le premier de la classe

Bien sûr, malgré les ressemblances, il serait tentant de considérer le succès de Caylus ou Dominion comme beaucoup plus légitime, tant ils amenaient à leurs époques respectives des choses révolutionnaires. Le jeu de Helge Ostertag et Jens Drögemüller, parait presque banal à leurs côtés. Mais, à l’inverse, ces jeux sont-ils sortis dans une année aussi concurrentielle que Terra Mystica ? Car, s’il a raflé ces récompenses majeures que sont le Deutscher Spiele Preis et l’International Gamers Award, auxquels s’ajoute une recommandation du jury au Kennerspiel, le jeu l’a fait en écartant rien moins que Tzolk’in, Myrmes, Keyflower, Western Town, Robinson Crusoé et tant d’autres du même calibre. L’année, de l’avis de beaucoup, était exceptionnelle, et pourtant, Terra Mystica l’a dominé de la tête et des épaules. Les ventes ont logiquement suivi, avec un premier tirage rapidement épuisé, dépassant sans doute les projections des éditeurs. Ceci étant dit, le mystère reste entier: pourquoi lui ? Qu’a-t-il de plus que les autres ? Et bien, pas grand-chose à première vue...
Copieur !

Il est vrai que, si l’on considère là où la partie commence (les placements des maisons sur des hexagones Terrain avec des caractéristiques diverses), ce par quoi elle passe (les terrains disponibles se raréfient, les constructions augmentent) et là où elle finit (de nombreuses manières de marquer des points, dont la réalisation d’un équivalent de « la route la plus longue »), nous sommes en présence d’un décalque évident du scénario des Colons de Catane de Klaus Teuber. Les auteurs n’ont pas fait d’effort pour masquer la filiation, voire ils l’ont accentué. Il en va de même pour les sources de revenus, avec un système très inspiré d’Éclipse, qui lui-même l’avait repris à Through the Ages. Bien sûr, de nombreuses choses sont ajoutées, dont les fameux bols de pouvoir, la teraformation, mais le squelette s’avère des plus classiques. Il est frappant de voir à quel point on est en terres familières. En ce sens, on pourrait dire dans un premier temps qu’il opère une synthèse brillante de nombres de caractéristiques qui ont marqué le jeu de société ces dernières années, et s’en tenir là.

Plus les choses changent et plus elles restent les mêmes
Loving cup

Dans une lignée “eurotrash” ?

Quinze ans plus tard, le mélange hétéroclite entre “eurogames” et conception américaine du jeu est devenu possible dans le jeu de société, voire courant. Terra Mystica, qui s’y essaye timidement, n’est pas le premier « cross over » qui tente de rallier les deux univers, européens et américains. D’autres, comme Éclipse, Dungeon Lords, 1812 L’invasion du Canada, voire Mage Knight ont largement préparé le terrain, et sont allés beaucoup plus loin dans ce sens. Et l’on mesure d’ailleurs combien ces genres ont évolué durant cette période, se rapprochant de plus en plus. Tout en restant dans les mêmes logiques, très bien décrites par Stewart Woods dans son livre sur les « eurogames » (le thème convenu; l’interaction bridée; la mécanique essentiellement économique; le joli matériel), des traits nouveaux apparaissent, assez timidement tout de même, qui démontrent bien la pénétration des jeux à l’américaine (le subtil déséquilibre des positions de départ et des stratégies possibles; le thème un peu plus présent que d’ordinaire; les tuiles terrains changeantes, l’arbre technologique, etc.). Surtout, il ne s’agit pas là d’une greffe artificielle: ces innovations sont bien intégrées au cœur du jeu.
Sa radicalité

Quant à savoir si le jeu sera de ceux qui marquent leur époque, s’il sera encore là dans dix ans, ou s’il n’est qu’une merveille de l'année, chassée rapidement par la prochaine vague, peu importe au fond. Parce que l'essentiel est là: on passe vraiment de bons moments en sa compagnie. Une extension est déjà en préparation pour l’année prochaine. Quant à connaître son influence future sur la production, difficile à dire; lors du salon, elle s’avérait peu évidente à déceler. Sans doute est-ce encore trop tôt pour le dire. Tout juste pouvait-on deviner dans Caverna, son matériel pléthorique, son thème Heroïc Fantasy plaqué sur la mécanique d’Agricola, un écho possible des ouvertures de Terra Mystica. Son auteur ? Uwe Rosenberg.
Ashraam
Posté le 9 novembre 2013 20:34Jolie review de cet excellent jeu. Concernant la dernière remarque, Caverna est loin du compte, au moins Terra Mystica à sa sortie n'était pas buggué :p